Un thé Doa Hong Pao à Venise ou l'heure bleue


Le soleil s’est couché, la nuit pourtant n’est pas tombée. C’est l’heure suspendue... L'heure où l'homme se retrouve enfin en harmonie avec le monde et la lumière.
Jacques Guerlain, 1912
Cette heure suspendue où « la nuit n'a pas encore trouvé son étoile », c’est l’heure bleue

Venezia blu 
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A Venise, l’heure bleue, prélude à la nuit, est la plus belle des heures pour se glisser à bord d’un vaporetto, se laisser porter par les lumières des palais caressant l’eau du Grand canal. Lanternes, bougies et néons sortent du sommeil, voies aquatiques deviennent sillons sombres et lumineux ; miroirs mouvants des lueurs presque nocturnes.
On aperçoit la pointe de la dogana, la douane de l’ancienne cité-état, porte par laquelle transitaient jadis denrées et artisanat précieux de l’Orient proche ou extrême, objets de fantasmes et de convoitises. Epices, parfums, bijoux, tapis, objets d’art mais aussi thés de Chine.

Epices, fleurs, résines (Musée du Parfum, Palazzo Mocenigo, Venise) 
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En hommage aux heures glorieuses de la ville, j’ai choisi un thé chinois fortement oxydé de la province du Fujian, un « Dragon noir »,  le rare et majestueux Da Hong Pao, c’est-à-dire « Grande Robe rouge ».

Costumes vénitiens (Palazzo Mocenigo, Venise) 
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Nous sommes le 29 mai 1598 et Venise resplendit.

C’est la fin du jour, l’heure bleue limpide laisse soudain place à la brume sur les canaux. Dans le salon d’un palais, une noble vénitienne porte à son nez une boîte de thé ramenée par un proche confident, marchand perse de Yazd, tout juste revenu des terres de Cathay et de Chine avec dans ses coffres de la rhubarbe, que tout le monde s’arrache, mais aussi avec un sac empli de feuilles au puissant parfum de confiture, d’épices et de fleurs qu’il appelle « chai».


Jarre à décor de dragons
(dynastie Ming 1522-1566)
Collections du Musée Guimet

Le marchand raconte que les Ming, dynastie chinoise régnante, vouent un culte spécial à ces feuilles oxydées selon un procédé jalousement gardé secret. Il les a ramenées au péril de sa vie car ce sac de Da Hong Pao est propriété exclusive de l’Empereur et n’aurait jamais dû quitter la cité impériale ; les Ming auraient même développé un cérémonial particulier et créé des objets de céramique pour préparer et servir le breuvage des breuvages : il faut jeter une belle poignée de feuilles dans la théière, verser dessus de l’eau de source pure et bouillante, attendre quelques minutes et servir la liqueur rouge dans les tasses de porcelaine.

Avant de sortir sur le balcon de son palais, la vénitienne a frotté dans sa chevelure et sur la dentelle de sa robe quelques gouttes du parfum épais aux effluves de rose, d’ylang ylang et de géranium que lui a offert son amant. Un rubis sombre brille sur sa poitrine. Elle a préparé elle-même le Chai. Serait-elle la première Vénitienne à goûter la liqueur acajou ? Elle a le goût du risque et de l’inconnu. Elle ferme les yeux : le liquide est velouté, il lui procure une douce chaleur. Elle se rappelle ce jour d’été où Michele l’avait emmenée à cheval à travers les collines des monts Euganéens. L’air chaud charriait des effluves résineuses et aromatiques de bois sec, de baies noires confites par le soleil. Au loin s’élève d’une chapelle un air sacré de Giovanni Croce.
Décors de la Fenice, Venise 
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La Vénitienne ouvre les yeux, prise d’un léger vertige. Elle porte de nouveau la tasse à ses lèvres… le liquide a un peu refroidi, une fine astringence s’est développée. Il y a cette note si particulière, chaude et grillée, qu’elle avait senti quand le marchand lui avait fait goûter, au retour d’un précédent voyage, cette boisson noire intense et étrange qu’il appelait «caoua».
Elle se souvient du baiser du cavalier avant d’arriver à Arquada, le village de Pétrarque le poète.

Repoussant le long rideau rouge elle est rentrée dans sa chambre, a posé la tasse sur le guéridon finement marqueté et remis, pour le plaisir, ses gants parfumés de rose et de santal avant de se laisser tomber sur son lit recouvert de brocart.

Tissus de la fabrique Fortuny, Venise
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Nota Bene 

Le procédé de fabrication du thé noir (appelé « thé rouge » en Chine) aurait été mis en place dans la province du Fujian vers 1590 ; Le Da Hong Pao est un  thé de la famille des Oolongs (ou « Dragons noirs »), fortement oxydé, dont les plants datent de la dynastie Ming. Certains historiens estiment la date d’invention du procédé de fabrication des Oolong à 1644 mais sans certitude… j’ai pris la liberté d’avancer de quelques décennies cette hypothèse.
De même, certains ouvrages datent (très approximativement il me semble), l’arrivée du thé en Europe en 1606 via les navires de la Compagnie hollandaise des Indes Orientales et celle du café vers 1600 via les cargaisons des marchands vénitiens. C’est volontairement que j’ai imaginé que transitaient déjà – en secret – du thé et du café dans les palais de Venise dès la fin du XVIème siècle.